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Louise Bourgeois : The Reticent Child ou la revanche de la mère modèle

Louise Bourgeois : The Reticent Child ou la revanche de la mère modèle

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Au début des années 2000, l’artiste Louise Bourgeois bénéficie d’un incroyable regain de popularité. Âgée de plus de 90 ans, celle qui refuse fermement qu’on la classe comme une « grand-mère » de l’art contemporain remet le sujet de la famille au centre de son travail. 

Par Camille Paulhan / Visuels Louise Bourgeois THE RETICENT CHILD, 2004 Pointe sèche et crayon sur papier. Collection Museum of Modern Art, New York © The Easton Foundation / ADAGP, Paris. Photo : MoMA, New York 

Née en 1911, Louise Bourgeois est devenue mère à trois reprises en à peine deux ans : l’adoption de son premier fils en 1940, puis la naissance la même année d’un deuxième enfant ont rapidement été suivies par la mise au monde d’un troisième garçon en 1941. Ces bouleversements entraînent dès lors des séries de dessins, représentant notamment des scènes d’accouchement et des femmes enceintes, totalement à l’encontre de la vision idéalisée et aseptisée de l’époque : chez elle, les corps ne sont pas séparés, mais fusionnent en sortes d’hybrides mi-femme, mi-bébé. Louise Bourgeois revendique une approche volontairement abrupte, potentiellement provocatrice, non soumise aux conventions sociales et aux images d’Épinal de la mère. 

Dans différents textes et entretiens plus tardifs, elle défend cette conception de la maternité, dont les réalités pragmatiques – lassitude, angoisse, doutes… – vont paradoxalement de pair avec une certaine puissance : « Une femme enceinte est sur la défensive pour protéger ce qu’elle porte. Il est certain que sa peur la rend tranchante, dangereuse pour quiconque l’approche. »1 Cette perception intransigeante s’incarne de manière plastique dès la fin des années 1940 : dans certaines sculptures de cette période, les femmes enceintes se métamorphosent en couteaux. L’accouchement est quant à lui perçu comme un moment ambigu, défini par Louise Bourgeois comme « le chaos en haut, l’harmonie en bas. Une expérience sexuelle. C’est aussi simple que ça. » Ces représentations, à mille lieues de la douceur de l’imagerie traditionnelle de la maternité, sont habitées d’une violence particulière. Pour autant, l’artiste refuse d’incarner la mère, préférant remettre en question cet arché- type trop encombrant : « Les gens me voient comme une mère. Je ne suis pas une mère. Je suis un bébé. » 

Nonagénaire et toujours mère 

Au début des années 2000, l’artiste reprend ces sujets dans des séries de gravures et de dessins à la gouache ou à l’aquarelle, généralement dans les tons de rose et de rouge vifs. Ce retour à de telles représentations à un âge avancé peut se lire comme la marque d’un engagement, déjà présent dans les années 1940 mais fortifié avec le temps, face à des thématiques à la fois taboues et dénigrées. Chez Louise Bourgeois, la grossesse, l’accouchement et la maternité apparaissent alors dans différentes sculptures, réalisées la plupart du temps en tissu. Parmi celles-ci, The Reticent Child, qui donne son nom à une importante installation datée de 2003 ainsi qu’à une série de trois gravures réalisées l’année suivante, apparaît comme une incarnation délicate de ces interrogations existentielles. La première est composée d’une longue table métallique, de la taille d’un adulte moyen, sur laquelle ont été disposées six petites sculptures en feutre ou en marbre. Les teintes sont rose doux, les corps entiè- rement nus. Deux représentent une femme enceinte – l’une à la poitrine et à l’abdomen gonflés, délimités par des coutures très naturalistes, la deuxième dont le ventre est remplacé par un filet, soutenant ce que l’on devine être un fœtus –, une autre figure un bébé endormi sous un voile de gaze, une autre encore est une femme accouchant sur le dos, enfin les deux dernières montrent un enfant couché dans un lit et un jeune homme se tenant la tête entre les mains. Derrière le support métallique, qui évoque clairement une table de dissection, un large miroir convexe reflète la scène en la déformant. Quant aux trois gravures portant le même titre, ce sont des pointes sèches rehaussées de gouache rouge et rose : on y voit successivement un bébé chevelu niché dans le ventre de sa mère, puis lové dans un sein démesuré, et finalement un accouchement. Dans les trois images, la femme s’incarne dans un corps singulièrement privé d’identité et de visage ; l’enfant, lui, est un être formé, bien que parfois monstrueux et rougeaud. 

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Disséquer l’intime 

Louise Bourgeois n’a jamais hésité à travailler à partir de souvenirs et de sensations personnelles. Le titre The Reticent Child fait d’ailleurs allusion à la naissance du troisième fils de l’artiste, Alain, un « enfant qui refusait de naître » selon elle : « mon œuvre parle des problèmes que l’on doit surmonter pour comprendre un enfant réservé ». Si elle a choisi de partir de son vécu pour nourrir ses œuvres, ces dernières dépassent en réalité le simple récit intime. Qu’il s’agisse de l’installation ou des gravures, la façon qu’a Louise Bourgeois de dépeindre la maternité est particulièrement saisissante. Loin des représentations stéréotypées, elle choisit de montrer des corps trop rarement évoqués : les seins sont lourds, les ventres dilatés, y compris après l’accouchement, les coutures du tissu suggèrent la linea nigra – cette ligne pigmentaire sombre qui parfois apparaît sur le ventre lors de la grossesse –, les traits du corps ne sont pas réguliers, la fatigue, le découragement et l’effort physique ne sont pas atténués. Aucune expérience connexe de la maternité n’échappe à l’œil vif de l’artiste qui, dans ces mêmes années 2000, réalise des dessins évoquant la dépression post-partum, les nausées, la peur de ne pas réussir à être enceinte, la charge que peut représenter le fait d’élever des enfants, et l’oscillation entre la bonne et la mauvaise mère. 

On a beaucoup insisté sur les détails biographiques de la vie de Louise Bourgeois pour évoquer son goût pour les textiles : qu’elle soit issue d’une famille de restaurateurs de tapisseries a, de toute évidence, joué un rôle important. Sa façon d’appréhender les matériaux y semble étroitement liée, comme l’est son approche du textile, qui lui permet d’incarner, par le rapiéçage et la couture, son désir de réparation morale des traumas de l’enfance et les bouleversements de la maternité. Mais au-delà de cette matérialité puissante, il faut aussi considérer les œuvres tardives de Louise Bourgeois, et spécifiquement The Reticent Child, comme témoignant de l’extraordinaire liberté avec laquelle une artiste a pu aborder des sujets particulièrement méprisés. Loin de la naphtaline habituelle noyant la maternité sous le kitsch, Louise Bourgeois la présente dans toute sa complexité et son intensité. 

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