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Secteur de la propreté : le grand ménage ?

Secteur de la propreté : le grand ménage ?

business nettoyage

Ces deux dernières années, la crise du Covid a mis en lumière un secteur quasiment invisible jusque-là : le nettoyage. Obligé de se réinventer après avoir été soumis à des obligations drastiques, le marché de la propreté est aussi un gros pourvoyeur d’emplois. Impacts sur la santé physique et mentale, dérives capitalistes… Gros plan sur un monde méconnu et pourtant omniprésent. Partie I.

Par Delphine Bauer
Illustrations © Simpacid

La quête de la propreté est partout, mais on ne la voit presque nulle part. Elle se niche dans le métro où un agent invisible à nos yeux fait briller les barres de maintien. Dans les bureaux, où s’enchaînent les réunions le jour avant que les poubelles ne soient ramassées la nuit. Ou encore à l’hôpital où, préoccupés par la santé d’un proche, notre regard ne se pose jamais sur la personne qui passe la serpillière derrière nous. Si l’on en croit la politologue Françoise Vergès, autrice de l’essai Un féminisme décolonial1, la propreté est même un pilier de notre société, sans lequel notre système s’effondrerait. Qui en effet accepterait de travailler, d’évoluer, de vivre, tout simplement, dans la saleté ? « Aucune société ne peut fonctionner si elle n’est pas nettoyée. C’est une question absolument centrale », assène-t-elle. Tout se passe comme si la propreté allait de soi, d’autant plus dans une société capitaliste qui produit beaucoup de déchets… mais qui ne veut pas les voir.

Force est de constater que le secteur du nettoyage en France pèse lourd : il brasse 16 milliards d’euros par an, emploie 2 millions de personnes et peut se targuer d’une croissance exponentielle (voir encadré). Mais derrière ces chiffres florissants, la réalité est moins radieuse. Françoise Vergès dresse même un constat sans ambages : « la propreté cache l’exploitation ». Le secteur s’est-il structuré sur le principe même d’une oppression sociale ? Et quels effets sur ceux et celles qui y travaillent ?

Le corps mis à rude épreuve

« C’est un métier qui détruit le corps. Il y a des syndromes du canal carpien, des tendinites, des maux de dos… » Ces mots sont ceux de Rachel Keke, 48 ans, ancienne femme de ménage, figure de proue du long mouvement de grève de l’Ibis Batignolles de 2019 à 2021 et élue députée en juin dernier. Mais ils pourraient être prononcés par tant d’autres. Car ce métier est sans conteste épuisant, hyper-sollicitant certaines parties du corps à l’occasion de tâches répétitives. Les sociologues François-Xavier Devetter et Julie Valentin, auteurs de Deux millions de travailleurs et des poussières2 confirment l’existence « de troubles musculosquelettiques dans le dos, les épaules, les poignets, les coudes ». Françoise Vergès, qui s’est entretenue avec de nombreuses femmes de ménage, a constaté des corps épuisés prématurément, dont les élancements sont calmés par « énormément d’antidouleurs ». Berta, 54 ans, femme de ménage chez des particuliers depuis plus de 35 ans, souffre d’une épicondylite, autrement appelée maladie du « tennis-elbow » (littéralement « coude du tennis »), soit une dégradation chronique de son tendon. Si elle n’a pas encore fait les démarches pour la faire reconnaître comme maladie professionnelle, ses médecins ont dressé le lien sans hésitation : au temps de sa jeunesse, Berta travaillait jusqu’à dix heures par jour, soit trois à quatre maisons nettoyées quotidiennement.

Parfois, les accidents du travail viennent endeuiller la communauté des agents d’entretien. « Ces derniers mois, rien qu’en Île-de-France, trois d’entre eux sont morts », déplore Danielle Cheuton, du collectif CGT parisien du nettoyage. Après Moussa Gassama, décédé en chutant alors qu’il nettoyait les vitres d’un centre d’action sociale dans le 20e arrondissement de Paris en avril dernier, et une agente percutée par un véhicule à l’aéroport de Roissy tout début juillet, Moussa Sylla est mort le 9 juillet dernier, écrasé par une autolaveuse au 5e sous-sol de l’Assemblée nationale. « Il devait faire ce travail en quatre heures, contre six heures pour l’agent précédent, précise la syndicaliste. Et il le faisait seul, contre deux personnes auparavant. Dans ce secteur, on rogne sur tout, y compris sur la sécurité », regrette-t-elle. Le drame s’est produit à l’Assemblée nationale : un comble, pour l’instance censée voter les lois protégeant les salariés… Pour le moment, une enquête de police et de l’inspection du travail sont en cours mais des questions se posent. « Portait-il un casque ? Avait-il reçu une formation ? », s’interroge Danielle Cheuton. Contactées, l’entreprise Europnet, pour laquelle travaillait Moussa Sylla, et l’Assemblée nationale, n’ont pas donné suite à notre demande d’interview.

François-Xavier Devetter et Julie Valentin évoquent aussi les « les problèmes respiratoires et dermatologiques, qui apparaissent cependant plus tardivement et sont plus compliqués à relier à l’utilisation de produits chimiques », comme l’eau de Javel, les aérosols, les détergents. Nicole Le Moual, épidémiologiste au Centre de Recherche en Épidémiologie et Santé des Populations à l’Inserm, explique : « de nombreuses études épidémiologiques montrent que l’usage régulier de produits de nettoyage ou de désinfection, qui peuvent être sensibilisants ou irritants, est un facteur de risque pour la santé respiratoire, notamment sur l’asthme. 15 % des cas d’asthme chez les adultes seraient même attribuables à l’usage de sprays à domicile ». Dans une étude menée sur 16 aides à domicile lorraines (qui doivent réaliser le ménage chez des personnes âgées), deux personnes déclaraient des problèmes respiratoires, une personne des picotements des yeux, quatre personnes des irritations de la peau, et sept autres des problèmes multiples3. Une autre étude4, menée pendant vingt ans sur plus de 6 000 participants en Norvège pour mesurer leur capacité respiratoire, a montré que les femmes utilisant le plus de produits chimiques sont celles qui ont connu la baisse de capacité respiratoire la plus forte, équivalente à l’effet d’un paquet de cigarettes par jour pendant vingt ans. Les liens entre usage de produits d’entretien et cancer du poumon commencent cependant tout juste à être investigués.

Depuis 2007, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) a également classé le travail de nuit comme cancérogène probable. Mais dans le cas du nettoyage, « cette question n’est pas assez documentée », explique François-Xavier Devetter, qui précise : « Les horaires ne sont pas complètement décalés puisque les agents ne travaillent pas de nuit à proprement parler. On dit alors de ces horaires qu’ils sont faiblement atypiques mais hautement préjudiciables à la vie sociale et familiale. » Car arriver sur site à 6h empêche d’emmener ses enfants à l’école, et avoir une mission à 20h, d’aller les chercher ou de s’occuper d’eux le soir. À temps plein, le thriller social haletant d’Éric Gravel (2022) où l’héroïne (formidable Laure Calamy) se bat littéralement pour concilier ses horaires de travail avec la gestion de ses enfants, le tout sur fond de grève des transports, est édifiant : le quotidien se transforme en marathon perpétuel. Pour les parents célibataires, c’est quasiment mission impossible.

Le marché en chiffres

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16 milliards : c’est le chiffre d’affaires du secteur de la propreté en France, en croissance de 5 % par an. En comparaison, le secteur agro-alimentaire représente un excédent commercial de 11,5 milliards d’euros. 36 % des interventions se font dans les bureaux, 12 % dans l’industrie, 9 % dans les commerces et 6 % dans le secteur de la santé.

Les TPE et PME de moins de 20 salariés sont largement majoritaires (80 %) parmi les 14 000 entreprises du secteur, mais les grands groupes représentent 41 % des agents. Le secteur emploie plus de 550 000 personnes, mais si l’on prend en compte tous les métiers connexes (aide à domicile, employés de maison, agents de service), le chiffre grimpe à 2 millions.

Notes

1  Éditions La Fabrique, 2019.
2 Éditions Les Petits Matins, 2021.
3 « Risque chimique et aides à domicile », M. Didierjean, infirmière en santé au travail, publié dans Référence en santé au travail, septembre 2015.
 4 Publiée en 2018 dans la revue American journal of respiratory and critical care medicine.

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