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L’Aliment blanc : tout ce qui grouille n’est pas un ver

L’Aliment blanc : tout ce qui grouille n’est pas un ver

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Robert Malaval (1937-1980) développe au début des années 1960 une étonnante série, composée de reliefs, de dessins et d’objets sculpturaux, tous envahis par une mystérieuse matière blanchâtre et grumeleuse. 

Par Camille Paulhan / Visuel : Robert Malaval, Le Canapé, 1961 Papier mâché et acrylique, canapé en bois, 122 x 160 x 90 cm, Courtesy Galerie Pauline Pavec, Paris.

Au début de sa carrière d’artiste, Robert Malaval, qui réside alors dans les Basses-Alpes, se consacre en partie à l’élevage des vers à soie, qu’il observe avec beaucoup de fascination. Les insectes, voraces, doivent être constamment nourris de feuilles de mûrier qu’ils grignotent jour et nuit. Après ce gavage où ils grossissent de manière exponentielle, les vers à soie bavent leurs cocons, qui les enveloppent d’une étonnante structure ovoïde, un peu filandreuse. Le procédé trouble l’artiste, qui voit dans ces métamorphoses la possibilité de création du tout à partir du rien, de l’immense à partir du microscopique. Au début des années 1970, Malaval explique à un critique d’art qui l’interroge sur l’Aliment blanc, que ce dernier est né « de l’observation de phénomènes naturels, comme la sécrétion envahissante des chenilles du bombyx, d’où naît le cocon, dans l’élevage du ver à soie, que j’ai pratiqué, et où vous obtenez, à partir de l’impondérable, des centaines de kilos de ‘grège’. »1 

En effet, l’Aliment blanc découle de cette activité méthodique : Malaval se met alors à fabriquer une substance difficile à qualifier, généralement composée de papier mâché peint en blanc, également parfois aussi de grains de riz ou de cacahuètes blanchies. Entre 1961 et 1965, il réalisera sous cette appellation pas moins de deux cent cinquante œuvres — dessins et volumes de toutes tailles. La matière prolifère sur des chaises, canapés, mannequins, chaussures, comme autant de bubons ou de boutons d’acné gênants. Dans certaines œuvres, l’Aliment blanc semble vomir ou dégouliner, comme s’il était une lave en fusion se répandant de façon totalement incontrôlée. Dans d’autres, il se dilate, gonfle et enfle comme une cloque qui parfois explose et révèle des cavités sombres. Une ambiguïté demeure, entre l’érotisme lié à un tel matériau, et la dimension morbide de ces scènes définitivement pétrifiées. Malaval envisage aussi, au sein de sa série, quelques objets définis comme relevant d’un Aliment blanc cultivable : dans ces cas, l’Aliment blanc est composé de bougies qui, une fois qu’elles sont allumées, laissent couler sur le volume leur cire blanche. Ces œuvres continuent au fil des années à évoluer, à changer d’apparence, à enfler et à se recouvrir de stalactites ductiles. 

Sollicité à plusieurs reprises au cours de sa carrière afin de s’exprimer sur l’étrange Aliment blanc, Malaval n’hésitait pas à déprécier cette période, la qualifiant de « travail de névrosé » ou d’« équivalent d’une psychanalyse »2. Mais, expliquait-il, il s’agissait par-là de traduire son obsession pour l’envahissement : « derrière l’idée de grouillement organique que je représentais, se profilait à mes yeux le grouillement qui est le propre de notre société. Et contre lequel je me suis toujours révolté »3. La mainmise de la culture dominante, honnie par un Malaval défenseur de la contre-culture de son époque, était matérialisée par l’étrange Aliment blanc. Ce dernier incarnait pour l’artiste une forme de maladie aussi pullulante qu’indomptable, produisant des œuvres fantomatiques venant nous hanter bien longtemps après qu’on les a vues, faisant penser (aux dires mêmes de Malaval) à « la prolifération des asticots sur une charogne »4. Une œuvre qui, soixante ans plus tard, ravivée par la récente pandémie, est plus actuelle que jamais. 

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