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The Big Lebowski

The Big Lebowski

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À sa sortie en 1998, The Big Lebowski fut une amère déception
pour ses auteurs, les frères Cohen. En dépit des éloges de la presse,
ce pastiche de polar inspiré par l’écrivain Raymond Chandler fit un flop commercial. Une injustice largement réparée depuis : le personnage du Dude est devenu une icône de la pop culture. Mais ce Messie hippie refuse parfois de tendre l’autre joue. Nous rappelant, au besoin, une élémentaire règle de savoir-vivre : on n’urine pas impunément sur le tapis d’autrui. 

Jean-Baptiste Nicot Illustration © Agathe Bruguiere @agathe.you.babe 

« L’homme qui est en moi effectuera presque n’importe quelle tâche / Et en retour il demandera bien peu », chante avec indolence Bob Dylan dans The Man in Me, le morceau qui ouvre The Big Lebowski. On ne peut qu’abonder dans le sens du barde nobélisé : Jeffrey Lebowski (incarné avec une coolitude sidérale par Jeff Bridges) ne demande pas grand-chose,si ce n’est qu’on le laisse conduire sa vie comme il l’entend, à son rythme nonchalant.

Joueur de bowling invétéré, féru de Russes blancs en peignoir de bain, traîne-savates sans aspiration autre que celle de persister paisiblement dans son être. Alors que la guerre du Golfe fait rage, ce pacifiste convaincu, pur produit de la contre-culture des années 1970, se voit contraint de mener bataille, non pour bouter les troupes de Saddam Hussein hors du Koweït mais pour restaurer son honneur bafoué. Son espace vital a en effet été profané par deux malfrats d’opérette l’ayant confondu avec un milliardaire paraplégique homonyme. Flanqué de cartoonesques comparses, Walter et Donny, Lebowski sillonne Los Angeles pour dénouer l’imbroglio, s’engageant dans un jeu de piste méandreux, balisé par des rencontres puissamment burlesques. Dès lors, deux obsessions concomitantes saturent son esprit embrumé : blanchir sa dignité entachée et retrouver son tapis maculé. 

Un rien, et tout advient 

Le chemin de croix de Lebowski débute très exactement à trois minutes et quarante-six secondes, juste avant le générique d’ouverture. Introduit par une solennelle voix off, celui-ci rentre chez lui après avoir acheté dans une supérette vide une brique de lait, d’une valeur de soixante-neuf cents, réglée par chèque. Sitôt franchi le seuil de chez lui, un duo de costauds en débardeurs fond sur lui, l’empoigne sans ménagement et précipite aussi sec sa tête dans la poisseuse cuvette des toilettes. Un mystérieux liquide blanc laiteux en jaillit, éclaboussant copieusement sol et tapisserie alentours. L’interrogatoire musclé, entre halètements et suffocations, a pour objet une somme d’argent que la femme de Lebowski devrait à un certain Jackie Treehorn. Sauf que le Dude est un célibataire pour le moins endurci, d’où sa répartie sans appel : « Est-ce que cet endroit ressemble à celui d’un type marié ? La lunette est relevée, mec ! ». L’argument, si percutant soit-il, sera balayé par l’ultime coup d’éclat de ses obtus assaillants, outrage suprême aux yeux rougis du Dude : le tapis persan bien-aimé qui orne son salon est complaisamment souillé d’urine, puis subtilisé par les fâcheux. Ce geste sacrilège, crime de lèse-carpette, signe le début des hostilités entre « sans doute le plus grand fainéant de Los Angeles » et le reste du monde. Le film peut maintenant vraiment commencer. 

Comment une comédie policière aussi loufoque et foutraque que The Big Lebowski a-t-elle été promue au rang envié de film culte, révéré par une cohorte toujours croissante de fidèles idolâtres ? Quels sont les ressorts profonds de la dévotion ? Le cinéma, dernière religion révélée, suppose l’abandon sans réserve du spectateur à ses mystères1 ; il faut croire pour voir et c’est d’un rien que tout advient. En effet, la mécanique scénaristique de The Big Lebowski repose sur le « MacGuffin », procédé popularisé par Hitchcock : un objet anodin (ici, le fameux tapis) fournit le prétexte aux tribulations des protagonistes, allumant la mèche de l’implosion créative aussi fumeuse que fumante des frères Cohen. Une armée de personnages clownesques s’échappe de la délirante boîte de Pandore ainsi ouverte : des « nihilistes » en justaucorps et leur furet de compagnie, une artiste-performeuse féministe en quête d’un géniteur, un champion de bowling nommé Jesus, aussi latino qu’obsédé sexuel, un vétéran du Viêtnam converti au judaïsme à la gâchette (très) facile. 

Le Dude, maître de sagesse désinvolte 

Dans la longue lignée de marginaux magnifiques, grotesques et flamboyants émaillant la filmographie de Joel et Ethan Cohen, le Dude occupe une place toute particulière. Indifférent aux valeurs cardinales de son temps, il promène sa désinvolture amusée chez les puissants de toutes obédiences (financières, artistiques) déjouant leurs combines dérisoires avec un détachement bouddhique mâtiné de chill californien. 

L’éthique décontractée de Lebowski, viscéralement individualiste et pragmatique, n’ambitionne pas de corriger les travers humains. Ni révolution, ni lendemains qui chantent ne figurent à son agenda – et c’est sans doute ce qui explique la piété qu’il inspire, plus que jamais, à des spectateurs désabusés qui ne veulent plus s’en laisser compter. Et se resservent un dernier Russe blanc, en psalmodiant la maxime de sagesse du Dude, qui pourrait orner le fronton des temples du monde entier : « Take it easy, man ». 

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