La Famille Tenenbaum, à un cheveu de la fin

Film choral au casting prestigieux, La Famille Tenenbaum (2001) est le troisième long-métrage de Wes Anderson. Le réalisateur texan y dépeint une cellule familiale aussi dysfonctionnelle que carcérale, où les espoirs tournent au vinaigre. Dans une scène sur le fil du rasoir, le personnage de Richie va expérimenter une tonte drastique : celle qui tranche le poil jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Par Jean-Baptiste Nicot / Visuel © The Walt Disney Company France
« C’est le pire match de sa vie. Il a enlevé ses chaussures, une de ses chaussettes et… je crois qu’il pleure ». Assis au beau milieu du cours, le champion de tennis Richie Tenenbaum (Luke Wilson) craque. Sa prometteuse carrière sportive
s’achève amèrement, dans l’incompréhension générale. Prenant le large, il va larguer les amarres pour une vie d’errance autour du monde, à bord de son voilier. Une curieuse malédiction semble frapper chacun des ex-enfants prodiges de la famille Tenenbaum : l’inadaptation foncière à la vie adulte. Chas (Ben Stiller), businessman né, inconsolable du décès de son épouse dans un accident d’avion, surprotège ses deux fils jusqu’à l’étouffement. Margot (Gwyneth Paltrow), dramaturge séductrice et sophistiquée, s’abîme dans l’apathie au fond de sa baignoire, sous le regard désemparé de son mari (Bill Murray). Quant à Eli Cash (Owen Wilson), voisin et ami d’enfance du clan, le succès que rencontrent ses romans ne l’empêche nullement d’être rongé par maintes addictions. Quand le fantasque patriarche Royal (Gene Hackman) annonce que ses jours sont comptés, la fratrie disloquée réinvestit l’immense maison familiale, berceau des ambitions déchues. Aussi lâche que drôlatique, le père va tout tenter pour regagner les faveurs de son ex-femme, Etheline (Anjelica Huston) et retrouver l’affection perdue de ses reje- tons cabossés. Ce qui sera loin d’être une promenade de santé car, comme le résume impitoyablement la voix-off de la séquence introductive, « toute trace du génie des jeunes Tenenbaum avait été effacée par deux décennies de trahison, d’échec et de désastre ». Un désastre qui culmine dans une scène aussi brève qu’effroyable, où la vie de Richie va flirter dangereusement avec le point final.
Balle de match
Quand il pousse la porte de la salle de bain familiale, ciseaux en mains, le fil ténu reliant Richie Tenenbaum à son brillant passé est bel et bien rompu. Ses prouesses athlétiques ne sont que de lointains souvenirs évaporés, images ternies par les années. Surtout, l’incestueuse fascination qu’il entretient depuis l’enfance pour sa demi-sœur Margot est condamnée dans l’impasse du tabou. Cheveux mi-longs retenus par un bandeau en éponge, barbe hirsute et lunettes fumées, il se tient, stoïque et résolu, face au miroir. Dans le reflet que lui offrent les yeux du spectateur, un funèbre rituel dépilatoire s’engage : en quelques plans furtifs, la paire de ciseaux fait disparaître une à une les mèches brunes, puis les poils qui lui mangeaient le visage. Quittant enfin ses lunettes, le lugubre regard caméra qu’il nous adresse alors prend sa source aux confins du désespoir ; glabre et hagard, Richie semble déjà avoir rejoint le royaume des morts, là où l’enfance est éternelle.
Murmurés en un souffle, les mots « Je me suiciderai demain » résonnent comme un déchirant mensonge. Car demain, c’est maintenant : deux petits ruisseaux de sang s’épanchent le long de ses avant-bras en direction du lavabo. Dans l’esprit de Richie comme à l’écran, passé et présent se télescopent : les souvenirs éclairs de l’enfance, les flashs de bonheur surgissent puis s’effacent instantanément. Ce diaporama stroboscopique d’une vie tranchée net durera l’espace d’un évanouissement, sur le carrelage en alvéoles maculé de cheveux et d’hémoglobine. Mais la partie n’est pas pliée pour l’ancien tennisman vedette : transporté illico aux urgences, il sera sauvé, entouré par ceux-là même qu’il voulait fuir : on ne se libère pas si aisément de l’emprise tentaculaire du clan Tenenbaum.
La nostalgie, une plaie à vif
La tentative de suicide de Richie – personnage librement inspiré du champion de tennis Björn Borg – est aussi poignante qu’éprouvante à regarder. Portée par la mélancolie capiteuse du morceau d’Elliott Smith, Needle in the Hay, cette scène d’à peine trois minutes kidnappe le spectateur pour l’entraîner, corps et âme, vers l’insoutenable crudité du désir d’en finir. Dans La Famille Tenenbaum, Wes Anderson pose les bases de ce qui va devenir sa marque de fabrique, reconnaissable au premier coup d’œil : un cinéma criblé de références pop, au chromatisme chatoyant, amplement décoré, séquencé au cordeau. Sa maniaquerie pointilleuse, qui pourrait confiner au maniérisme, est toute entière au service du virevoltant récit de la saga familiale. La profusion romanesque, via la multiplication des personnages et des sous-intrigues, a pour ultime finalité le pincement au cœur. Chez Wes Anderson, la nostalgie n’est pas une chanson douce mais une plaie à vif. Qui réveille des douleurs lancinantes, potentiellement mortelles.