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Avortements clandestins : le phénomène du Cytotec en Italie

Avortements clandestins : le phénomène du Cytotec en Italie

avortements clandestins italie illustration

L’IVG est légale depuis 1978 en Italie. Pourtant, des femmes continuent d’avorter clandestinement à l’aide d’un médicament initialement commercialisé contre les ulcères : le Cytotec.

Par Caroline Bordecq
Illustration © Doriane Millet

Plus de quarante ans après la légalisation de l’IVG en Italie, les avortements clandestins ne sont pas qu’un douloureux souvenir. Aujourd’hui encore, des femmes avortent en dehors du circuit légal et sans suivi médical. Florence Omorogieva est médiatrice au sein d’un dispensaire géré par l’organisation humanitaire Emergency à Castel Volturno, près de Naples. « Certaines femmes viennent chez nous pour faire une IVG et en enquêtant, on se rend compte qu’elles ont déjà essayé la méthode clandestine. Parfois, elles ont cru que ça avait fonctionné donc elles arrivent après le délai légal pour avorter [fixé à 90 jours de gestation, ndlr] », raconte-t-elle. Dans cette ville de 26 000 habitants, près de la moitié de la population est d’origine étrangère et le revenu moyen annuel très bas (12 000 € en 20201). Les femmes qui se tournent vers Florence Omorogieva viennent principalement du Nigéria. Juste en face, dans la région des Marches, qui longe la côte adriatique, Sara Fazzini connaît bien la problématique. Avec la coopérative sociale On The Road2, elle intervient auprès de prostituées. Majoritairement des Nigérianes, elles aussi. Et certaines ont aussi avorté en dehors du circuit légal. 

Mais l’avortement clandestin n’est pas propre aux femmes étrangères. Une étude de l’Institut supérieur de la Santé a distingué – pour la première et dernière fois en 2012 – les estimations sur une année concernant les Italiennes (au moins 12 000 cas) et les étrangères (au moins 3 000 cas). En 2016, l’institut italien des statistiques (Istat) parlait de 10 000 à 13 000 avortements clandestins par an, sans donner plus de détails3.

Les freins à l’avortement
L’une des raisons qui poussent les femmes à avorter clandestinement est la difficulté à accéder à l’IVG, expliquent les travailleuses sociales. En Italie, près de sept médecins sur dix sont objecteurs de conscience4, c’est-à-dire qu’ils refusent de pratiquer l’avortement. Une enquête menée par l’association Luca Coscioni5 a par ailleurs révélé qu’au moins quinze des hôpitaux italiens comptent 100 % de gynécologues objecteurs : il est donc purement et simplement impossible d’y avorter – ce qui est pourtant interdit par la loi. La région des Marches ne fait pas exception. Ici, l’accès à l’IVG est si compliqué que la coopérative On The Road se tourne systématiquement vers le planning familial AIED, situé à 40 kilomètres. Un accord avec l’hôpital d’Ascoli Piceno, où les médecins objecteurs sont majoritaires, permet à cette association de prendre en charge les avortements en utilisant, une fois par semaine, les équipements et les locaux de l’hôpital. Les trois gynécologues qui pratiquent les IVG dans ce cadre se déplacent depuis Rome, Pérouse et même Milan.

En Italie, près de sept médecins sur dix sont objecteurs de conscience, c’est-à-dire qu’ils refusent de pratiquer l’avortement.

Et quand ce n’est pas pour éviter un parcours du combattant, c’est le dépassement du délai légal qui peut pousser les femmes à se tourner vers « des réseaux criminels », raconte Sara Fazzini. En Italie, la loi n’autorise les avortements par médicaments que jusqu’à neuf semaines d’aménorrhée. Au-delà, il faut procéder à une intervention chirurgicale. À ces obstacles s’est ajoutée la pandémie de Covid-19 : les restrictions de déplacements et la fermeture des services IVG de certains hôpitaux ont encore limité l’accès à l’avortement. Entre mars et novembre 2020, c’était d’ailleurs la première raison pour laquelle près de 400 femmes en Italie se sont tournées vers Women on Web6, une organisation internationale qui propose, en échange d’une donation de 25 €, des consultations en ligne et, dans certains cas, l’envoi par la poste de pilules abortives ou contraceptives.

Avant la pandémie, l’un des premiers motifs pour lesquels les femmes en Italie contactaient l’organisation était la volonté d’arrêter en secret une grossesse non désirée7. « Le tabou autour du sexe et de l’IVG est un vrai problème. Il faut qu’on informe mieux », alerte Florence Omorogieva. Ce constat, elle le fait, entre autres, auprès des femmes qu’elle rencontre au dispensaire. « Souvent, je dois presque deviner qu’elles sont enceintes et qu’elles veulent avorter. Elles ont honte », explique-t-elle.

Pour augmenter leurs chances de passer totalement inaperçues, les femmes ont un remède hautement efficace à disposition : le Cytotec, dont la substance active est le misoprostol. Ce médicament, initialement prévu contre les ulcères, déclenche des contractions et produit un relâchement du col de l’utérus permettant l’expulsion de l’embryon. « Si une femme le prend assez tôt, il y a peu de risque qu’elle ait des complications et doive aller à l’hôpital. Elle va saigner et tout gérer toute seule », explique Anna Pompili, gynécologue et co-fondatrice de l’association des médecins pour la contraception et l’avortement (AMICA). 

Le Cytotec, moins cher et accessible 

Retiré du marché en France car trop souvent détourné de son usage anti-ulcéreux8, le Cytotec reste disponible en Italie. Son efficacité est telle qu’il est utilisé pour les IVG même dans les hôpitaux, hors AMM, c’est-à-dire en dehors de son Autorisation de Mise sur le Marché. Mais officiellement, c’est le Misoone qui est indiqué pour les avortements. « La substance chimique est la même dans ces deux médicaments, le Cytotec n’est pas plus risqué. En revanche, il coûte moins cher », assure Silvana Agatone, présidente de l’association des gynécologues non-objecteurs (LAIGA, voir encadré). 

Autre différence majeure pour les femmes : le Cytotec peut s’acheter en pharmacie, sur ordonnance. Parmi celles qui ont accepté de se confier à Florence Omorogieva, certaines ont expliqué que des pharmaciens leur en avaient même délivré sans prescription. De plus, comme le rappelle Anna Pompili, « il faut deux ou quatre comprimés pour un avortement ». Une boîte de Cytotec pouvant en contenir jusqu’à 50, il suffirait d’une ordonnance pour assurer plusieurs IVG clandestines.

Ce phénomène n’a pas échappé aux réseaux criminels, qui y voient un business juteux. « Chez nous, les filles se tournent surtout vers un réseau de Nigérians dans le Sud d’Italie. Il y a quelques années on parlait de 50 / 60 € le comprimé », raconte Sara Fazzini. 

« Chez nous, les filles se tournent surtout vers un réseau de Nigérians dans le Sud d’Italie. Il y a quelques années on parlait de 50 / 60 € le comprimé. »

Pour aider une amie qui voulait avorter, Laura9, une jeune trentenaire, s’est adressée à un réseau roumain installé à Milan. « Une fille que je connaissais m’a dit où aller et en quelques heures j’avais le médicament », raconte-t-elle. Coût total : 50 € pour dix comprimés.

Le trafic de médicaments se fait aussi sur Internet. En surfant sur Facebook, Yamna, une femme de ménage de 30 ans, est tombée sur un post proposant du Cytotec depuis le Maroc. « Cette femme faisait de la pub comme si de rien n’était et vendait jusqu’à 150 € trois comprimés. Elle profite de la détresse des autres », s’indigne-t-elle. 

Sur les moteurs de recherche aussi, il suffit de quelques mots-clés pour trouver des sites proposant le médicament. Les prix oscillent généralement autour de 3 € le comprimé. On peut également y trouver le RU48610, un médicament qui bloque la grossesse et favorise le détachement de l’embryon grâce au mifépristone, une molécule différente de celle du Cytotec. Normalement associé au misoprostol, « le RU486 peut s’utiliser seul mais il est un peu moins efficace et surtout plus coûteux », explique Anna Pompili. La gynécologue parle d’un « commerce florissant » dans lequel il est impossible d’avoir le contrôle « sur la fiabilité des médicaments, la quantité de principes actifs, etc. ». L’utilisation du Cytotec sans suivi médical reste donc risquée, a fortiori quand il est issu du marché noir. Et surtout si les doses ne sont pas respectées. « Je me souviens, il y a plusieurs années, d’une femme qui avait pris une dizaine de comprimés et qui était arrivée à l’hôpital avec une grave hémorragie », raconte Anna Pompili.

Un risque d’autant plus réel que les fausses croyances et consignes arbitraires sont légion dans les réseaux clandestins. « La femme qui me les a vendus m’a dit qu’il fallait en mettre cinq sous la langue et cinq dans le vagin. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, je pensais seulement à partir de chez elle », explique Laura. Si la grossesse de son amie a bien été arrêtée, en revanche l’embryon n’a pas été expulsé correctement. « Un mois plus tard, elle avait des douleurs et elle a dû aller à l’hôpital », raconte-t-elle.

Une enquête nécessaire

Malgré ces risques, des femmes continuent d’avorter illégalement au Cytotec et généralement sans complication. Anna Pompili juge donc les estimations de 2012 et 2016 (de 10 000 à 13 000 cas par an) inutiles puisqu’elles « se basent sur l’évaluation d’éventuelles complications ou sur l’augmentation des fausses couches », explique-t-elle. Selon la gynécologue, un indicateur intéressant serait à chercher du côté des ventes du Cytotec. Des données que nous n’avons pas pu obtenir auprès de Pfizer, le laboratoire qui le commercialise. 

Le phénomène des avortements clandestins est d’autant plus difficile à évaluer que les femmes ayant recours à cette méthode n’en parlent pas. Et pour cause : en plus de la stigmatisation, celles qui avortent en dehors de ce que la loi prévoit (hors délai, dans une structure non autorisée, etc.) risquent jusqu’à 10 000 € d’amende.

Notes

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[1] Données du ministère des Finances italien.

[2] La coopérative On The Road ne pratique pas les avortements mais accompagne les femmes pendant tout le processus.    

[3] Le rapport sur l’IVG transmis au Parlement en 2017 reprend les estimations du nombre d’avortements clandestins réalisés en 2012 et en 2016. 

[4] Données de l’année 2019.

[5] Enquête « Mai dati ! » réalisée en 2021.

[6] Une étude de 2021 a analysé les données de Women on Web: Telemedicine as an alternative way to access abortion in Italy and characteristics of requests during the COVID-19 pandemic.

[7] Toujours selon la même étude.

[8] En 2018, Pfizer, en accord avec l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament, a décidé de retirer le Cytotec du marché français car il était davantage utilisé pour les IVG et accouchements que contre les ulcères. Le misoprostol reste commercialisé sous les noms d’Angusta, Misoone et Gymiso, mais à des prix plus élevés que le Cytotec. 

[9] Le prénom a été changé.

[10] Également utilisé en France pour les IVG médicamenteuses.

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