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Toxique esthétique : vulnérables petites mains de la beauté

Toxique esthétique : vulnérables petites mains de la beauté

Ils, et surtout elles, nous chouchoutent, prennent soin de nos cheveux ou de nos ongles. Mais derrière le glamour, les pros de la beauté sont pléthore à souffrir de problèmes de santé liés à l’utilisation de produits qui peuvent s’avérer dangereux. 

Delphine Bauer / Youpress / Illustration © Simpacid 

Quand Floriane, alors âgée de 25 ans, remarque les premières rougeurs sur ses doigts, elle n’y prête pas vraiment attention. Cela fait un an qu’elle a ouvert son onglerie en région parisienne et elle met ces démangeaisons sur le compte du stress lié à son projet professionnel. Elle se verse à peine un salaire et doit absolument pérenniser son activité pour rembourser le fonds de commerce qu’elle a acheté. Mais les démangeaisons se poursuivent, la peau s’abîme. Après l’index de la main droite, un deuxième doigt est touché, puis le pouce. « La chaleur du salon décuplait les désagréments. Et puis imaginez les cotons imbibés dans le dissolvant en contact avec mes plaies… » De plus, elle sent bien les regards interrogatifs de ses clientes, qui viennent pour être chouchoutées et voient de jour en jour les mains de Floriane transformées en charpie. « Je pensais que ça allait passer tout seul. Et puis, j’ai remis à plus tard car je n’avais pas d’argent. Je me disais qu’aller voir un spécialiste allait coûter cher », confie-t-elle. 

« J’avais commencé à placer mes mains dans le congélateur quand je rentrais chez moi, tellement c’était insupportable. Je me suis dit que j’allais finir par me les couper. »

Quand elle se résout à le faire, et qu’on lui détecte une « allergie de contact », elle doit encore réaliser une batterie de tests pour affiner les résultats et déterminer quel produit elle ne supporte pas. Mais impossible d’attendre un délai de trois mois. « J’avais commencé à placer mes mains dans le congélateur quand je rentrais chez moi, tellement c’était insupportable. Je me suis dit que j’allais finir par me les couper. » Alors, en désespoir de cause, elle se colle des cotons imbibés de cosmétiques un peu partout sur le corps pour voir à quoi elle réagit. Bingo ! Quand elle applique le gel utilisé pour coller les faux ongles, au bout de deux heures, les zones en contact la grattent. Elle sait enfin à quoi elle est allergique : au méthacrylate, une molécule inflammable, toxique et irritante. Enfin, elle peut être médicamentée – un traitement de diprosone et des antihistaminiques. Mais quelle épreuve ! Quelques années plus tard, l’allergie stabilisée, elle finira quand même par se reconvertir. Comme Floriane, les « petites mains » de la beauté, les pros des ongles ou de la coiffure, souffrent, souvent en silence, du contact régulier avec des produits allergènes, irritants ou toxiques. 

50 nuances de risque 

« Une étude publiée en 2004 indiquait que la durée moyenne d’une carrière dans la coiffure était alors de huit ans. C’est une durée assez choquante par sa brièveté », confirme Annabelle Guilleux, ingénieure chimiste à l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS). Souvent, « les allergies développées peuvent être très invalidantes et susciter un arrêt total de l’activité », assène-t-elle. En cause, les produits utilisés au quotidien : colorations, décolorations, produits de (dé)frisage pour les spécialistes de la coiffure, gel pour faux ongles, vernis semi-permanent du côté des manucuristes. Si les coiffeurs et coiffeuses souffrent de dermatoses, les céphalées et les problèmes respiratoires apparaissent dans les ongleries. Parfois le doute du cancer plane. « Les dernières statistiques de la CNAM montrent que le métier de la coiffure n’est pas spécifiquement concerné par les cancers en France, à l’inverse il est particulièrement touché par les allergies », décrypte l’ingénieure. Pourtant, dès 1993, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) avait placé les métiers de la coiffure dans les « métiers probablement cancérogènes », en observant, entre autres, un excès de risque de développer un cancer de la vessie chez les coiffeurs (hommes), à cause du contact régulier avec les amines aromatiques que l’on trouve dans les agents colorants. D’ailleurs en 2010, l’industriel Schwarzkopf a été condamné à verser des indemnités à une coiffeuse marseillaise, qui avait développé un cancer de la vessie et avait dû subir plusieurs interventions chirurgicales. L’avocat du groupe de cosmétiques, Me Patrice Grenier, se rappelle ce dossier. « Un cas unique », plaide-t-il, évoquant la difficulté de prouver le lien de causalité, comme les conditions spécifiques d’utilisation de certains produits qui n’auraient pas été appliquées correctement par la coiffeuse ainsi que, autre argument classique, l’état limité des connaissances scientifiques à un moment donné. 

Quid de la réglementation ? 

Quoiqu’il en soit, les produits utilisés au quotidien sont au cœur de la problématique. Il existe bien un règlement européen sur les produits cosmétiques, applicable dans tous les États membres de l’Union européenne, qui interdit en théorie les « substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction », dites substances CMR, et restreint l’utilisation d’autres substances dangereuses dans ces produits, assure Annabelle Guilleux. Malgré cela, les coiffeurs et coiffeuses auraient plus de facilité à évaluer et sélectionner les produits les plus sûrs pour leur salon, si ces produits bénéficiaient d’une classification et d’un étiquetage au même titre que les autres produits chimiques. 

Néanmoins, actuellement, les produits cosmétiques, tout comme les médicaments ou les denrées alimentaires, par exemple, sont exclus du champ d’application du règlement (CE) n°1272/2008, dit règlement « CLP », relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des produits chimiques. Étant donné le poids écrasant du marché des cosmétiques – il devrait atteindre 800 milliards de dollars au niveau mondial d’ici 2024 – il n’est pas délirant d’imaginer l’influence des lobbies pour continuer de promouvoir leurs produits sans contraintes. D’autant plus que « toutes les substances mises sur le marché européen ne font pas l’objet d’une classification. Or, les connaissances étant en perpétuelle évolution : il peut exister un décalage entre la mise en évidence de propriétés dangereuses par des études scientifiques et l’adoption d’une nouvelle classification. Ainsi, l’absence de classification d’une substance ne signifie pas forcément absence de danger. En cas de doute, il est conseillé de s’adresser à un organisme de prévention pour obtenir son éclairage sur un ingrédient particulier », détaille encore l’ingénieure. Il arrive aussi à la DGCCRF1 de réaliser des contrôles dans des salons qui importent des produits utilisés aux États-Unis, mais interdits en Europe, notamment pour réaliser des lissages brésiliens. Attention également à la vague d’industriels qui prétendent vendre des produits d’origine naturelle, laissant entendre qu’ils seraient inoffensifs. « C’est une idée reçue. Il existe des substances naturelles très dangereuses. C’est le cas du curare ou de l’oxyde d’arsenic. Pour prendre un exemple dans le secteur des cosmétiques, des huiles essentielles peuvent provoquer, entre autres effets sur la santé, des réactions allergiques. Lors de l’évaluation des risques, les propriétés toxicologiques de tous les ingrédients doivent être étudiées, que ces ingrédients soient d’origine naturelle ou synthétique », rappelle Annabelle Guilleux. 

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La partie émergée de l’iceberg 

Dans ces conditions, pour un cas officiel de maladie professionnelle, combien de cas non déclarés ? Le droit du travail est en effet de plus en plus protecteur envers les spécialistes de la beauté. En théorie. Dans la pratique, le fossé entre la réglementation et les pratiques est encore grand. Les coiffeurs doivent par exemple bénéficier d’un espace séparé pour réaliser leurs colorations, ainsi que d’une ventilation, mais c’est loin d’être toujours le cas, malgré les efforts menés par les fédérations professionnelles pour améliorer la formation et la prévention des risques. En cause ? Le manque global d’information et le coût que cela peut engendrer, spécialement pour les petits salons indépendants, qui sont loin de disposer de la force de frappe économique des chaînes. Floriane se rappelle avoir été très en avance – il y a dix ans – en se mettant des gants et des masques à une époque où c’était un peu le « Far West ». Mais cela a un coût financier, précise-t-elle, à raison de huit euros par boîte. 

« L’analyse des données disponibles a permis d’identifier environ 700 substances présentes dans la composition des produits utilisés ou dans les atmosphères de travail. 60 de ces 700 substances ont été jugées très préoccupantes de par leur classe de danger la plus élevée. » 

Annabelle Guilleux, ingénieure chimiste à l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS)

Elle qui a maintenant quitté la profession reste préoccupée par le fleurissement de nombreux bars à ongles, où les précautions pour protéger la santé des employées semblent bien légères. Une étude de l’ANSES2 de 2017 sur les professionnels du soin et de la décoration de l’ongle montre « un état des lieux très contrasté, voire préoccupant », souligne Annabelle Guilleux. « L’analyse des données disponibles a permis d’identifier environ 700 substances présentes dans la composition des produits utilisés ou dans les atmosphères de travail. 60 de ces 700 substances ont été jugées très préoccupantes de par leur classe de danger la plus élevée (classification CMR, sensibilisant et/ou inscrite sur une liste de perturbateurs endocriniens potentiels) », détaille le rapport. « Finalement, l’épidémie de Covid a forcé les pros de l’onglerie à porter des masques pour se protéger, y compris des poussières issues du ponçage des ongles », estime Floriane. Un moindre mal dans le secteur de l’esthétique, dont les coulisses sont loin d’être reluisantes. 

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